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04/01/2014

Chez Finkielkraut ("peut-on encore aimer l'Europe ?") : Chevènement, son livre intéressant... et sa prestation plutôt décevante

En 52 minutes – et sauf deux allusions –, ni Chevènement ni son adversaire Sylvie Goulard n'ont éclairé l'essentiel :  

 


 

Ce samedi, l'émission Répliques (ici ) portait sur l'Union européenne. Face à Mme Sylvie Goulard (ex-ENA + ex-conseillère de Prodi + eurodéputée), il y avait Jean-Pierre Chevènement pour son nouveau livre : 1914-2014, l'Europe sortie de l'histoire ?, paru en décembre chez Fayard.

Le livre de Chevènement donne au débat sur l'UE des dimensions inaccoutumées. Brefs extraits de son introduction :

 

1. Une conséquence  du fourvoiement de l'UE : l'instrumentalisation du centenaire de 1914 par le courant ''postnational'' eurofédéraliste. << ...Les nations en tant que telles ne sont nullement, à mes yeux, à l'origine de la Première Guerre mondiale. Seuls le ''politiquement correct'' et l'esprit de facilité conduisent à renvoyer dos à dos les ''nationalismes'' en général... Les causes profondes [d'août 1914] sont plutôt à rechercher dans les contradictions de la ''première mondialisation'' [*] entamée, dès 1860, sous l'égide de la Grande-Bretagne, et dans la question de l'hégémonie. Le marché, en effet, ne peut fonctionner en dehors du ''politique'' et, s'il est mondialisé, d'un hegemon mondial. [...La guerre de 1914 a été avant tout, pour la France envahie, une guerre de défense nationale : cette idée même sera, par oubli ou par méconnaissance des circonstances de son déclenchement, passée sous silence [par la commémoration officielle en 2014]. On occultera autant que possible le patriotisme comme s'il était aujourd'hui devenu caduc ou gênant. C'est que le patriotisme implique la nation : pour renvoyer définitivement celle-ci au musée comme les ''européistes'' en formèrent le projet, il fallait d'abord discréditer celle-la. Là est le grand secret de la commémoration : le sacrifice du ''poilu'' doit-il être vu comme ce qui permettra à la France de continuer son histoire, ou, au contraire, comme le signe que le temps est venu de la clore ? >>

 

2. Le véritable moteur du fourvoiement est économique et néolibéral. << Nos classes dirigeantes se trouvent aujourd'hui confrontées aux conséquences d'erreurs […] sur lesquelles elles n'ont guère l'intention de revenir : choix d'une Europe édifiée […] sous la tutelle des Etats-Unis […], reddition [...] de l'Europe continentale au modèle néolibéral anglo-saxon […], choix d'une monnaie unique à la fois surévaluée dans son alignement de fait sur le mark et viciée dans son principe même par la juxtaposition qu'elle opère entre des économies nationales radicalement hétérogènes. Logiciel néolibéral et logiciel européen se confondent désormais dans l'esprit des décideurs : la croyance en ''l'efficience des marchés'' est le paradigme qui domine l'horizon de leur intelligence. Ils n'envisagent pas de ''faire l'Europe'' autrement que par le marché dans un monde globalisé sous égide américaine ; la politique et les nations européennes doivent donc être disqualifiées. […] Les classes dirigeantes européennes se trouvent placées devant les effets déstructurants de leurs choix : délocalisations industrielles, stagnation économique, chômage croissant, etc. [Elles ont] identifié leur sort à celui de groupes financiers qui vont désormais chercher hors d'Europe leur croissance et leurs profits. >>

 

Chevènement dit ce que les ''réinformateurs'' de droite taisent (par aveuglement ou par salariat)  : si la machinerie euro-technocratique est inséparablement néolibérale, c'est que les intérêts financiers ''globaux'' sont l'infrastructure de ce chantier. Ne pas le dire c'est être sot, ou complice, ou les deux à la fois...

L'impasse mondiale du néolibéralisme est le contexte de la crise propre à l'Europe. Pour comprendre à quoi rime le ''saut fédéral'' dont rêvent Le Monde et sans doute Mme Goulard (''mettre en place un système de décision technocratique entièrement déconnecté du suffrage universel'', dit Chevènement), il faut lire aussi l'enquête ravageuse de deux journalistes du Point [**] : La caste cannibale, quand le capitalisme devient fou, parue cette semaine chez Albin Michel). Disséquant ''la passion pour l'argent qui habite une partie de la classe dirigeante... et qui s'abrite derrière l'idée que la main invisible du marché décide de tout'', ce livre présente une montagne d'informations sur la monomanie du lucre chez les pseudo-élites. Monomanie liée à un capitalisme ''qui se dévore lui-même''... D'où les séismes d'un système ''qui prétendait s'autoréguler'' :

<< Ceux qui nous dirigent ont engendré des monstres qu'ils ne peuvent plus contrôler, des Frankenstein qui ont pris le pouvoir sur des pays... et sur nos vies : des banques si grosses qu'on ne peut rien leur demander, pas même de financer les entreprises ; des chefs d'Etat rémunérés par les fonds spéculatifs ; de grands groupes [européens] qui ont plus de filiales aux îles Caïman que dans l'Union européenne ; des communes endettées pour plusieurs générations d'administrés [***] ; des agences de notation qui se conduisent comme des voyantes ; des entreprises sans usines ; des capitalistes qui s'enrichissent sans rien inventer et sans prendre de risques... >>

Cette perversion – la financiarisation-casino – est la logique même du libéralisme libéré du politique : c'est-à-dire du libéralisme ''réalisé'', comme l'URSS  était ''le socialisme réalisé''. Sophie Coignard et Romain Gubert nous montrent ''des gouvernements qui se couchent devant les banquiers après avoir annoncé qu'ils allaient mettre la finance au pas... tout en subventionnant la spéculation'' ; ce qui fait que ''nos impôts financent ce qu'il y a de plus toxique dans les salles de marché'' : ''mécanisme pervers'', qui continuerait (en s'aggravant) si lesdits impôts devenaient fédéraux comme semble le souhaiter Mme Goulard.

Et c'est là que l'émission de ce matin nous laisse sur sa faim.

Jean-Pierre Chevènement n'a quasiment pas abordé la dimension économique et financière – qu'il traite pourtant dans son livre.

Du coup, il a semblé croire que seule l'eurocratie est nocive, et que le cadre national actuel suffirait à garantir la démocratie : ce qui est hélas faux.

Comme le montre le livre de Coignard-Gubert, le politique national n'est plus qu'un théâtre de marionnettes financières depuis trente ans. Il faudrait une véritable révolution pour que naisse une nouvelle forme du politique, capable (dixit Benoît XVI dans Caritas in veritate) de ''gouverner l'économie'' : phrase qui donne des aigreurs aux  libéraux ! Cette révolution ne saurait se faire dans un seul pays : il y faudrait une Internationale. Et cette révolution serait par nature antilibérale, contrairement à ce que croient ceux qui usurpent le mot ''révolution'' en 2014 comme on l'usurpait dans les vieux discours ultralibéraux des années 1981-1986.

Le repli national est aussi utopique que le saut fédéraliste, puisque la classe dirigeante parisienne est identique à la classe dirigeante bruxelloise : même sociologie, mêmes intérêts, mêmes suzerains ! Une ex-République française assujettie aux banques et aux marchés, ne vaut pas mieux qu'une pseudo-Union européenne assujettie aux banques et aux marchés.

Chevènement aurait dû nous le dire ce matin.


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[*] cf. Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Seuil 2003.

[**] Sophie Coignard et Romain Gubert.

[***] Les aveugles-complices vous diront que les effets de la finance ne sont pas des effets de la finance, mais les effets du méchant ''socialisme'' (?) et de ''l'étatisme français à la soviétique''.

 

  

Commentaires

QUELQUE CHOSE D'AUTRE ET DE NOUVEAU

> Le défi actuel est un "ni... ni...". Y-a-t-il une troisième voie entre fédéralisme et repli sur l'Etat-nation ? La démocratie est un système politique assez protéiforme, l'histoire l'a montré, pour inventer quelque chose d'autre et de nouveau. L'immobilité de Bruxelles, enracinée si profondément, sera difficile à abattre ! D'autant que cette Europe de Maastricht (merci, Mitterrand !) est exactement ce que veulent les Américains. Kissinger était même partisan qu'on y ajoute la Turquie. Bref, on n'est pas sorti de l'auberge !
Des esprits comme Chevènement ont là-dessus beaucoup d'arguments à faire valoir. Il faudrait seulement qu'ils l'expriment avec davantage de vaillance. Emmanuel Todd y arrive parfois. Quelques autres encore, pas assez nombreux.
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Écrit par : jem / | 04/01/2014

NATIONS

> Les fraternisations de Noël 1914 sur le front, près de Lille (cf le film "joyeux Noël"), tout comme les appels de Benoit XV contre la guerre dès 1914 ne sont pas "néo-libéraux" il me semble. Ce sont des réactions humaines et évangéliques qui autorisent à se poser la question de la pertinence spirituelle des nations aujourd'hui.

BH


( PP à BH - "Joyeux Noël" est un film superbe sur la fraternité possible des... nations. Y voir un réquisitoire antinational est un contresens, pardonnez-moi. Les criminels ne sont pas les peuples, mais les industriels de guerre, les dirigeants politiques et les idéologues fous. ]

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Écrit par : B.H. / | 04/01/2014

LE LOGO BLEU

> peu à peu dans Paris, des drapeaux européens remplacent les drapeaux français : le symbole d'une organisation économique remplace le symbole d'une terre et d'un peuple, le logo d'une entreprise de mise au pas des gens au service de la monnaie, remplace le symbole d' "une nation, c'est-à-dire d'un groupe de personne unis par une culture"-(JP II)

Ils suppriment les différences donc nos êtres, parce qu'ils partent du principe que les frontières sont dangereuses
Qu'est-ce qu'une frontière ? c'est le lieu où l'on passe d'une culture à une autre, donc c'est un simple fait, intéressant.
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Écrit par : E Levavasseur / | 04/01/2014

SURVIE

> "le cadre national actuel suffirait à garantir la démocratie : ce qui est hélas faux." Certes, mais il ne s'agit même plus de régime politique mais de survie pure et simple.
Et il est vrai que le cadre national n'est pas une condition suffisante.
Mais pour ne pas se noyer, il faut avoir les membres libres de nager.: le cadre national est donc une condition nécessaire.
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Écrit par : Pierre Huet / | 04/01/2014

GLENN GOULD

> Il faudra sans aucun doute plusieurs décennies, voir siècles, avant que l'on puisse à nouveau réécouter ce passage des variations Goldberg de Bach par Glenn Gould, l'imaginaire définitivement affranchi du spectre de Finkie...
Aujourd'hui, c'est devenu prouesse mentale rigoureusement impossible. Je vous assure : faites le test (à 3 minutes)...
http://www.dailymotion.com/video/xl28f_gould-variations-goldberg-partiel-1_music
(Je viens d'essayer, et même dans la position du Bouddha, j'ai pas réussi.)
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Écrit par : Serge Lellouche / | 04/01/2014

CHEZ MEDIAPART

> Sur ce sujet, ce fil agité d'un contributeur de Médiapart que j'aime beaucoup (Vingtras) peut vous intéresser :
http://blogs.mediapart.fr/blog/vingtras/041213/la-spirale-du-declin-francais
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Écrit par : Haglund / | 04/01/2014

PROCESSUS DE CONSTRUCTION

> L'expérience polonaise de Jean-Paul II, celle d'une nation qui s'est construit une identité propre contre les Etats existants, le prédisposait à faire sienne la définition allemande de la nation comme produit d'une « culture » et d'une langue spécifique.
En tant que français, évidemment, je n’adhère pas à une telle conception. En France, la nation procède de l’Etat et de ses institutions, d’une certaine culture politique commune. Mais la « culture française », bien qu’hégémonique sur le territoire, ne s’est faite éradicatrice des autres cultures que très tardivement.
Ainsi, lors du premier conflit mondial, tous les appelés ne parlaient pas encore français.
Et aujourd’hui encore, malgré la quasi-disparition des parlers locaux, peut-on dire que les mœurs et les façons de vivre sont identiques d’une région à l’autre ?
La politique de déculturation et d’homogénéisation forcée menée par la Troisième République n’est que l’aboutissement d’un processus de construction d’une communauté nationale, déjà engagé à la fin du XVIIIe siècle. Voire plus tôt encore, lorsque le garant de l’unité du Royaume était non pas la nation mais le roi – qui était reconnu comme tel.

Blaise


[ PP à Blaise - Première apparition littéraire d'un personnage "France" en tant qu'entité distincte des "états" (classes sociales) qui la composent : le 'Quadrilogue invectif' de l'intellectuel Alain Chartier, écrit en 1422... ]

réponse au commentaire

Écrit par : Blaise / | 04/01/2014

DELPHINE COULIN

> Je viens de terminer "Voir du pays" de Delphine Coulin (Grasset, 2013).
Ce roman met en scène deux jeunes femmes, engagées volontaires dans les troupes de marine, qui se retrouvent à Chypre, pendant trois jours, dans la station balnéaire qui sert de "sas de décompression" aux soldats de retour d'Afghanistan (où elles ont passé six mois). Les traumatismes subis "passent en boucle" et la violence extrême va ressurgir, de façon totalement inattendue…
A l'issue de ce dernier épisode, une des deux militaires pense au non sens de ce qu'elle a vécu :

" (…) Elle se sentait lourde de fatigue, lourde de siècles de domination et de guerre, lourde de cathédrales et d'églises meurtrières, de batailles sanglantes et d'armes vendues, , aussi blanche et lourde que l'Europe, ce continent qui était comme une bourgeoise obèse, ridicule et tragique, qui ne pouvait plus s'arrêter de manger et qui allait en mourir, tandis que ses enfants s'étripaient pour savoir qui allait garder l'héritage, comme ces frères et soeurs soumis à la malédiction des familles de la mythologie grecque gangrénées par la violence et qui s'entretuent.
(…) ce n'était plus qu'in vieux continent malade, ruiné, farci d'ulcères et incapable de croire encore en quelque chose, de se battre pour ce qui en vaudrait la peine, une vieille femme acariâtre, habituée à commander et à passer en force, qui continuait à être odieuse avec ses domestiques qui la détestaient, mais qui était devenue trop grosse pour bouger sa lourde paire de fesses, qui se traînait en pestant contre les voisins qui dérangeaient son sommeil, et allait finir par mourir d'avoir été trop riche, d'avoir trop fait de gras.
Elles avaient servi, pendant des années, cette matrone grasse et mauvaise, et elles avaient mangé sa merde pendant six mois, six mois où elle s'était encore enfoncée dans la crise et les avait oubliées, six mois de plus dans une crise économique, sociale, générale, au plus profond de l'odeur fétide de ses entrailles malades, six mois entiers à continuer à la servir alors que cela ne servait plus à rien, et que tout espoir de guérison était perdu d'avance parce que son corps difforme était atteint d'un cancer généralisé qui couvait depuis des siècles. Elles s'étaient bien fait avoir (…°)"

Well...
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Écrit par : Feld / | 05/01/2014

DEBRAY

> A propos de l'utilité des frontières, on peut lire l'essai passionnant de Régis Debray sur ce sujet. C'est passionnant et d'une grande honnêteté intellectuelle.
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Écrit par : Pierre / | 05/01/2014

DECISIF XVe SIÈCLE

> Cette personnification du bien public à travers la figure de « France », dans le poème allégorique de Jean Chartier, permet de saisir à quel point le XVe siècle a été décisif pour la maturation dans les esprits d’un ordre politique supérieur aux intérêts variés des partis.
Autre fait instructif : l’introduction du terme « res publica » dans le vocabulaire politique ne s’est faite qu’au début du XVe siècle pour désigner, comme l’écrira Jean Bodin, « une communauté gouvernée par une puissance souveraine ».
Quelques siècles plus tard, les révolutionnaires attribueront cette « puissance souveraine » constitutive de la communauté politique non plus au Roi mais à la Nation française prise comme un tout.
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Écrit par : Blaise / | 05/01/2014

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